« A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres. »

  

lievre-et-la-tortueCette maxime, du comte de Saint-Simon d’abord, connaît quelques variantes comme : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. » Je préfère la version que j’ai mise en titre car elle m’inspire davantage mon interprétation qui suit. Dans tous les cas cependant, je dirais qu’historiquement il s’agit d’une – voire de la – maxime socialiste par excellence.

A vrai dire, sur le plan de l’usage, la deuxième succède chronologiquement à la première. « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » se retrouve dans le livre du socialiste français Louis Blanc (1811-82) appelé Organisation du travail (1839). Il y affirme plus précisément que l’égalité équivaut à « la proportionnalité, et elle n’existera d’une manière véritable que lorsque chacun […] produira selon ses facultés et consommera selon ses besoins ».

Dans Voyage en Icarie, un an plus tard, Étienne Cabet (1788-1856) écrit la version suivante : « À chacun suivant ses besoins. De chacun suivant ses forces. » L’anarcho-communiste Pierre Kropotkine (1842-1921) aimait cette version : « À chacun selon ses facultés : à chacun selon ses besoins. » La Confédération Générale du Travail a quelquefois, elle aussi, utilisé cet adage, qui reste capital pour les raisons suivantes.

La société décente repose sur un système de reconnaissance des capacités de chacun, sans stigmatiser qui que ce soit. Par conséquent, ses membres travaillent « selon leurs moyens physiques et psychiques, sans se faire violence » (expression du célèbre communiste russe Léon Trotsky dans La Révolution trahie). D’où l’importance du corps médico-social tout entier, en lien avec, à la fois, le monde de l’entreprise et celui de l’industrie spécialisée dans les aménagements matériels. Le travailleur, lui, par ses droits de co-gestionnaire, négocie – avec ses collègues devenant associés – sa place dans l’entreprise en fonction des moyens non seulement économiques et matériels qu’il peut fournir à celle-ci mais aussi de sa propre force de travail évaluée par une médecine du travail perfectionnée. Effectivement, la médecine a un rôle clé à jouer. Car on peut juger, en reprenant des mots de Trotsky issus de l’ouvrage précédent, que « la mule traitée à coups de fouet par le muletier travaille […] « selon ses forces », de quoi il ne résulte [pourtant] pas que le fouet soit un principe socialiste à l’usage des mules ». (1)

égalitéEnsuite, « à chaque capacité selon ses œuvres ». Autrement dit, la part des bénéfices du travailleur est certes avant tout évaluée selon le contrat le liant à ses associés – aux modalités propres à l’entreprise. Elle reste, toutefois, à tout moment réévaluable en fonction du rapport entre les possibilités du travailleur – étudiées par une médecine du travail qui fait autorité au nom d’une justice sociale authentique – et ses réalisations. C’est pourquoi comparer, comme Blanc, l’égalité à une proportionnalité est très intéressante.

En parlant de comparaison, les capacités entre les individus peuvent être comparées mais seulement dans une recherche intelligente et collective de la répartition des tâches. Surtout que, si un individu n’est pas autant capable qu’un autre, ils ne sont pas capables, surtout, des mêmes choses. A part cela, ils n’ont pas, en vérité, à être comparés dans le sens où deux individus qui font du mieux qu’ils peuvent même si l’un peut beaucoup moins que l’autre doivent idéalement recevoir autant. Être juste, c’est reconnaître l’œuvre en fonction de la capacité. Donc la comparaison à évaluer est propre aux individus pris séparément, autrement dit entre ce qu’un individu en particulier peut faire et ce qu’il fait.

Il ne s’agit pas non plus, par technologisme et volonté capitaliste de mettre au pas de l’aliénation salariale toutes les personnes « les moins capables », de combler les incapacités de celles-ci par des moyens matériels modernes qu’on leur offrirait mais avec lesquels elles se sentiraient déshumanisées parce qu’on ne respecterait plus assez leurs différences et, avec elles, leurs faibles capacités. En même temps, tout être humain veut se sentir utile pour soutenir la dignité en faisant respecter la sienne donc dans le cadre de la décence. Et c’est justement parce qu’il est question de ne mettre personne de côté que la justice remet « à chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres ».

Je préfère parler d’œuvres que de besoins. Car, afin de rendre justice, se fier aux premières c’est s’intéresser aux résultats du travail (2) alors qu’autrement chacun peut abuser dans la détermination de ses besoins, les confondant parfois, inconsciemment ou non, avec des désirs. Avec ses revenus, chaque individu s’approprie les biens qu’il souhaite. Mais au moins, ses revenus sont justes.
« À chacun suivant ses besoins. De chacun suivant ses forces » : ce qui reste intéressant dans cette variante, c’est que, quoi qu’il en soit, si l’on ne respecte pas la force – et ainsi la faiblesse – de chacun, on ne respecte pas, en même temps, ses besoins. Si j’en demande trop à autrui, je ne respecte pas l’étendue de son besoin de récupérer, physiquement et/ou mentalement.

« A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres. » : cette maxime est, en tout cas, socialiste parce qu’elle défend l’équité entre tous les individus en mettant à l’honneur la force de travail contre l’oisiveté de celui qui n’apporterait que le capital. Plus globalement, tout socialisme cohérent combat les privilèges. En passant, existe, afin de lutter contre ces derniers, la solution du règne de la concurrence la plus libre. En même temps, la libre concurrence permet le monopole, autrement dit la domination économique d’un vendeur ayant beaucoup d’acheteurs et écrasant ses concurrents. Il peut alors se permettre de fixer des prix très élevés et abusifs. La libre concurrence émane de l’Etat moderne. Toutefois, s’il existe une concurrence positive – comme le pense notamment Pierre-Joseph Proudhon –, elle n’est pas la consommation concurrentielle et s’oppose au laisser-faire absolu ultralibéral.

Ce précédent penseur de « l’anarchie positive » souhaite vraiment, par le mutuellisme, que la justice s’applique à l’économie. Il n’y a pas de progrès économique sans progrès social, pas de progrès social sans moralité, pas de moralité sans recherche d’équité (donc d’équivalence et de réciprocité). Je suis d’autant plus dans mon rôle de sociétaire – travailleur associé – si je suis pleinement citoyen. Par conséquent, la concurrence, dans le confédéralisme que je défends, serait naturellement un élément de motivation des travailleurs mais, en même temps, canalisé par les assemblées populaires qui seraient, socialement, des assemblées « de pauvres ». Pourquoi j’utilise cette expression, sans qu’évidemment elle soit péjorative ? Prenons en compte :

– l’horizontalité des rapports politiques au sein de toutes les assemblées communales, départementales et régionales ;
– le nombre beaucoup plus important « de pauvres que de riches » parmi les citoyens – la classe sociale comptant le plus d’éléments est celle des prolétaires, des petits artisans, producteurs, commerçants.

Nous pouvons donc logiquement affirmer que le confédéralisme serait vraiment le régime du peuple. Soit celui des individus modestes et du quotidien, détenteurs de la force de travail avant tout et conscients des principes de réalité économiques et matériels, même si, bien sûr en son sein, il existe toujours des fripons actifs et beaux parleurs, des arrivistes sans scrupules (deux expressions retrouvables dans l’entrevue de Jean-Claude Michéa pour la revue A contretemps de Juillet 2008), des êtres égoïstement ou jalousement avides de gloire personnelle, des troubles-fêtes professionnels, des perturbateurs perturbés. (3)

NOTES

Proudhon1

Pierre-Joseph Proudhon

(1) Ce sont les hommes eux-mêmes qui parfois reçoivent des coups de fouet. « L’intérêt dû au capitaliste par le producteur est donc comme le fouet du colon qui retentit sur la tête de l’esclave endormi : c’est la voix du progrès qui crie : marche, marche ! Travaille, travaille ! La destinée de l’homme le pousse au bonheur : c’est pourquoi elle lui défend le repos. » Pierre-Joseph Proudhon, avec ces mots (tirés du livre Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère), rapproche colonialisme et capitalisme fusionnables dans l’impérialisme conçu, notamment par les marxistes authentiques, comme l’expansion du capitalisme mettant à mal – par irrespect de la dignité culturelle (identité) et même naturelle (l’homme n’est qu’un moyen) – toute communauté humaine à proprement parler c’est-à-dire intégrant, dans le rapport à l’autre, une décence consentie ; ce qui nous ramène à la common decency de George Orwell. En tout cas, Léon Trotsky, dans les propos auxquels cette note se rapporte, dénonce le communisme autoritaire. Proudhon, ci-dessus, dénonce la violence capitaliste.

Enfin, nous pouvons trouver que parler de « décence consentie », commune ou encore partagée, relève d’une expression pléonastique. C’est l’autre qui juge notre action ou notre situation décente ou indécente, en précisant qu’il y a plus une idée d’agir dans la décence que dans la dignité – nous sommes d’autant plus dignes, et donc décents, dans ce que nous faisons de bienveillant pour autrui. Si la décence est une convenance concernant comment nous traitons les autres mais aussi nous-même et enfin comment les autres nous traitent, elle dépend forcément d’une idée partagée. Et en même temps, parler de « décence ordinaire et partagée » (common decency) permet de souligner qu’elle est une convenance plus pratique que théorique des gens ordinaires – autrement dit, issus des classes populaires. Même si néanmoins j’admets qu’il existe la décence de l’aristocrate solitaire et solidaire ou bien celle encore du bourgeois philanthrope agissant sans arrière-pensée égocentrée, la décence sous-entend, à la différence de la charité par exemple, un échange, un rapport équivalent, un traitement réciproque. C’est pourquoi d’ailleurs nous pouvons voir en cette common decency – concept qu’Orwell a peu formalisé en son temps – est une prolongation spécifiquement empirique de l’éthique mutualiste de Proudhon.

(2) Peut-être qu’il est plus difficile d’évaluer les résultats d’un travail intellectuel que ceux d’un travail manuel laissant plus souvent une trace matérielle. En tous les cas cependant, la libre association dans le cadre d’une cogestion, voire d’une autogestion, ne peut déboucher sur de vraies hiérarchies – du moins, sur des hiérarchies non consenties – ni, plus globalement, sur des rapports sociaux malveillants.

S’il n’y a plus de confiance au sein de l’association, c’est l’association qui tombe à l’eau. Par conséquent, libre aux associés de se désassocier.

A contrario, la confiance la plus grande perdure dans le cadre d’un contrat bilatéral et commutatif. Il n’y a pas d’esprit d’équipe – donc pas d’équipe à proprement parler – sans obligations consenties entre tous les sociétaires, sans sentiment d’équivalence partagé entre tous les associés.

(3) (Les citations suivantes sont encore tirées de l’entrevue de Jean-Claude Michéa pour A Contretemps en juillet 2008). Rendre impossible le sabotage ou le parasitage, par une posture égoïste, d’un message socialiste authentique nous ramène, selon Michéa, à « la dimension anarchiste de la question politique » qui « devrait toujours accorder une importance décisive aux trois principes suivants » :
– « la rotation permanente des fonctions dirigeantes ». En effet, gardons à l’esprit ces paroles visionnaires de Mikhaïl Bakounine dans Dieu et l’Etat : « L’affaire de tous les pouvoirs établis est de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction. » Chose vraie aussi bien « pour les académies scientifiques » que « pour les assemblées constituantes et législatives, alors même qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, qui, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d’un pays, finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique ».

– « une politique de défiance systématique envers les micros et les caméras du système » sous-entendu médiatique. En effet, nous possédons une sensibilité anarchiste – ou, si nous préférons, anarchique et salutaire – dès que nous avons un soupçon instinctif de méfiance à l’égard de toute nouvelle forme d’autorité qui se présente à nous. De surcroît, nous ne pouvons que reconnaître que les médias dominants relaient, notamment par l’importante présence de la publicité de consommation sur leurs ondes, les principes de l’idéologie dominante. En conséquence, il ne s’agit pas de chercher à fanfaronner dans les médias par narcissisme en portant un message anarchiste « à la mode » – boulot du révolutionnaire « branché » (Olivier Besancenot), du libertaire au service du libéral ;
– (« le plus difficile puisqu’il s’agit d’un travail qui devrait concerner chaque militant en tant qu’individu singulier ») « un souci constant de s’interroger sur son propre désir de pouvoir et sur son degré d’implication personnelle dans le mode de vie capitaliste » car « il doit y avoir un minimum de cohérence entre les idées que l’on prétend défendre et la façon dont on se comporte dans sa vie quotidienne ».
Nous pouvons ajouter, à ces principes, les trois adages suivants, tirés du livre Le Peuple de l’abîme de Jack London :

– « Lorsqu’un homme en nourrit un autre, il en devient le maître » ;
– « Si un homme vit dans l’oisiveté, un autre homme meurt de faim à sa place » (proverbe chinois) ;
– « Si plusieurs tailleurs travaillent à l’habit d’un seul homme, beaucoup d’autres hommes n’auront pas de quoi se vêtir. » (Montesquieu)

Il n’en demeure pas moins que la mise en pratique de la maxime socialiste par excellence – titre de cette partie – peut sembler compliquée voire utopique. Lénine se demandait lui-même dans L’Etat et la Révolution (1917) : « Par quelles étapes, par quelles mesures pratiques l’humanité s’acheminera-t-elle vers ce but suprême ? Nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. »

Par Anthony Michel

  

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

45 + = 51

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>