La banque asiatique qui fait trembler Wall Street

  
Article rédigé par Karel Vereycken : Rédacteur et directeur de publication de Nouvelle Solidarité, le bimensuel de S&P. Anti-malthusien, il réclame une camisole pour la finance folle (Glass-Steagall Act), défend une nouvelle révolution verte contre la famine et promeut les grands travaux, les arts et la science : exploration spatiale, nucléaire du futur (neutrons rapides, thorium, fusion) et transports efficaces (fluvial, aérotrain, naviplanes). Fondateur du parti politique belge Agora Erasmus.

« Un camouflet. (…) Pour le président Obama, qui a fait de l’Asie-Pacifique un pivot de sa politique étrangère, cela équivaut à une déclaration de guerre (…) un petit Pearl Harbour pour Washington ». (Le Figaro Magazine). Les mots ne manquent pas pour qualifier la décision historique annoncée le 17 mars par la France, l’Allemagne et l’Italie, devancées à la dernière minute par le Royaume-Uni : adhérer en tant que membre fondateur à la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans l’infrastructure (BAII en français, AIIB en anglais). « On n’est jamais aussi bien trahis que par les siens », écrit le Figaro Magazine en commentant la décision anglaise.

A la Maison-Blanche, c’est la stupeur. « Les Etats-Unis ont été totalement pris au dépourvu par le flot de pays qui se bousculent pour rejoindre la BAII », assure à l’AFP Eswar Prasad, ancien directeur du département Chine au FMI.

Car, en plus de ses alliés européens, ce sont aussi d’autres partenaires de Washington qui ont des liens commerciaux importants avec la Chine, comme la Corée du Sud et l’Australie, qui songent à rejoindre la BAII, sans oublier l’Autriche et deux places financières de premier ordre, le Luxembourg et la Suisse.

Les critiques fusent de toutes parts contre Obama, qui a totalement ignoré la main tendue de la Chine, quand son Président Xi Jinping avait solennellement invité les Etats-Unis à participer au grand projet de Nouvelle route de la soie et à la fondation de la BAII (lors du sommet de l’APEC en novembre dernier).

Pire, en coulisses, il a mené un lobbying d’enfer contre cette nouvelle banque, accusée par avance de vouloir saper les standards internationaux sur le développement. « Va-t-elle protéger les droits des travailleurs ? L’environnement ? Va-t-elle faire face à la corruption ? », s’est interrogé hypocritement le secrétaire au Trésor américain Jacob Lew, alors le gouvernement américain ferme systématiquement les yeux sur les activités criminelles de banques multirécidivistes comme HSBC.

Bien qu’officiellement elle ne cherche qu’à compléter les institutions multilatérales existantes, la BAII, qui deviendra opérationnelle à la fin de 2015, a été mise sur pied par Beijing et les BRICS en contrepoint à la Banque mondiale, historiquement sous contrôle des Etats-Unis et à la Banque asiatique de développement (BAD), depuis sa fondation présidée par un Japonais.

Son succès souligne également la montée du yuan (et donc le déclin du dollar) en tant que monnaie de réserve et d’échange.

Ce glissement des plaques tectoniques de la géopolitique est d’ailleurs à mettre en corrélation avec l’irritation croissante des Européens devant la politique belliqueuse de Washington. Alors qu’avec les accords de Minsk II, Paris et Berlin tentent d’apaiser les tensions avec Moscou, Obama, qui se battra sans doute jusqu’au dernier Européen, persiste dans l’illusion dangereuse qu’il fera« capituler » Poutine sur l’Ukraine. A noter également, le fait que Total, passant outre les menaces et les sanctions, s’oriente vers le yuan et Beijing pour trouver les capitaux requis pour boucler son projet gazier en Russie.

En réalité, le ralliement massif autour de la BAII, ne montre pas un simple basculement du leadership des États-Unis vers la Chine, c’est surtout un pas de plus vers cette réorientation du système financier international pour laquelle, chez Solidarité et Progrès, nous nous battons depuis des décennies.

Aux origines de la BAII

Tout commence en mars 2013, lorsque le président chinois Xi Jinping affirme sa politique de « Nouvelle Route de la Soie » en référence à l’ancienne route commerciale et culturelle construite en 200 avant J.-C. sous la dynastie Han pour unir la Chine, l’Asie centrale, le sud de l’Asie, l’Europe et le Proche-Orient, source de prospérité, de stabilité et de paix.

Alors qu’en zone euro ou aux Etats-Unis, les grands projets et les infrastructures lourdes sont considérés comme source de dépenses « pharaoniques », la Chine a compris depuis belle lurette que des grands projets bien conçus sont un formidable vecteur pour « tracter la croissance ». C’est pourquoi elle a construit 4 800 km de réseau ferré à grande vitesse pour relier plus de 100 villes à au moins 300 km/h, le plus vaste réseau mondial de trains à grande vitesse.

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Le ministre allemand de l’Economie Sigmar Gabriel, accueillant à Duisbourg un convoi de conteneurs parti environ 16 jours plus tôt de Chongqing, une ville au cœur de la Chine. ( Crédit : duisburg.de )

Ce qu’elle a su faire au niveau national, la Chine entend aujourd’hui le réussir au niveau international. Ce n’était donc pas un hasard si, lors de sa première visite en Allemagne en mars 2014, Xi Jinping avait choisi la ville de Duisbourg, premier port intérieur au monde, situé dans le bassin industriel de la Ruhr. Accompagné d’une importante délégation chinoise et du ministère allemand de l’Économie Sigmar Gabriel, il avait accueilli en grande pompe un convoi de conteneurs chargés d’articles électroniques parti environ 16 jours plus tôt de Chongqing, une ville au cœur de la Chine.

Cependant, il y a plus. Car, au-delà des infrastructures de transport terrestres et maritimes, il s’agit du développement d’une « ceinture économique », véritable mobilisation de toutes les potentialités de chacun tout au long du trajet.

Or, pour étendre cette politique d’« Une route, une ceinture » à l’international, il faut du financement. C’est pour cela, à peine quelque mois après l’annonce que la nouvelle route de la soie sera la politique étrangère officielle de la Chine, Xi Jinping évoqua, lors d’un voyage en Indonésie en octobre 2013, que la Chine lancera la BAII et que Beijing traduira son rêve en actes.

Pourquoi une nouvelle banque ?

Si certains s’interrogent, la raison d’être d’une nouvelle banque s’impose d’elle-même. D’abord, il faut savoir que, selon un rapport de la Banque asiatique du développement (BAD) publié en 2010, les besoins en infrastructure en Asie s’élèvent à pas moins de 8000 milliards dollars entre 2010 et 2020.

Ensuite, avec la mondialisation financière, l’argent tend à n’enrichir que ceux qui le font tourner en rond et n’investissent jamais ! Pour être précis, c’est à peine 50 milliards de dollars (5 %) des flux d’argent qui servent le commerce mondial, alors que le reste, 990 milliards de dollars (95 %), ne sont que des transactions purement financières.

A cela s’ajoute le fait que depuis des décennies, aussi bien la Banque mondiale, sous la coupe de Washington, que la Banque asiatique de développement (BAD), sous la coupe de Tokyo, ont bloqué tout investissement majeur dans les grandes infrastructures. Evoquant des prétextes fallacieux, il s’agit en général de maintenir tout simplement l’hégémonie politique des « bailleurs de fonds » en faisant obstacle au développement. Et avec la crise des liquidités de 2008, les robinets se sont définitivement fermés.

Et ceci alors que, à l’échelle mondiale, des 10 000 milliards de dollars de réserves, 40 % se trouvent en Asie. Rien qu’en Chine, après trente ans de croissance à deux chiffres, il s’agit d’un « pactole » de plus de 4000 milliards de dollars.

Ainsi, devant le blocage du monde financier occidental, la perspective d’un effondrement du dollar qui pourrait diluer la valeur de cette trésorerie, Beijing, estime qu’elle n’a pas d’autre choix que de mettre sur pied ses propres institutions financières, à même d’investir son argent dans l’économie réelle.

A l’opposé du « court-termisme » de nos spéculateurs, pour Beijing, sécuriser, dans le siècle à venir, les approvisionnements en matières premières, en énergie et en nourriture restent la priorité stratégique. Éviter une guerre mondiale ou des conflits inutiles, en partageant les fruits de sa croissance, fait également partie de la vision stratégique chinoise du « gagnant-gagnant ».

Le succès

Et c’est précisément cette démarche qui connait un intérêt sans précédent. Quel pays ne rêve pas de pouvoir disposer de crédits bon marché sans devoir se mettre en esclavage en souscrivant aux « conditionnalités » imposé par Washington ou la Troïka en Europe ? Le succès est tel, qu’en juin 2014, la Chine a proposé de doubler le capital initial de la BAII de 50 milliards à 100 milliards de dollars et a invité l’Inde à en devenir membre fondateur.

Résultat ? Lors de son lancement officiel le 24 octobre 2014, vingt pays ont rallié Pékin : les voisins et futurs destinataires des financements chinois tels que le Cambodge, le Laos, le Vietnam, la Malaisie, la Birmanie ou les Philippines mais aussi le riche Kazakhstan, Singapour et certains pays du Golfe comme Oman et le Qatar.

Et comme nous l’avons dit, plus récemment, c’est les quatre plus grands pays d’Europe, l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume Uni, mais aussi deux centres financiers majeurs, le Luxembourg et la Suisse qui ont clairement fait savoir à Washington qu’ils refusent de regarder passer « le train chinois de la finance » en restant à quai.

L’Amérique toujours invitée

Face à l’ire de Washington, Beijing a décidé de rester zen. Patient mais déterminé, le vice-ministre chinois des Affaires étrangères Zhang Yesui, s’adressant le 23 mars au China Development Forum de Beijing, a renouvelé l’invitation chinoise à l’Amérique :

La Chine et les États-Unis partagent beaucoup d’intérêts mutuels et il existe de la marge pour une coopération en Asie-Pacifique, une région qui devrait devenir une priorité en vue de construire un nouveau modèle de relations entre grandes puissances.

Aux commentateurs occidentaux qui n’y voient que des manœuvres machiavéliques ou une offensive sournoise du « soft power » chinois, Yesui répond :

Les initiatives chinoises de Route et de Ceinture économique de la soie vont faciliter la coopération économique et ne sont pas des instruments géostratégiques… D’ailleurs, elles ne ciblent aucun pays ou organisation particulière ». Ces projets, a-t-il précisé, « obéissent aux principes de la consultation, de la construction et du partage. Il s’agit d’une plateforme ouverte et inclusive de coopération régionale, prenant pleinement en compte la position, les intérêts et ce qui convient le mieux à chacun…

  

2 commantaire sur “La banque asiatique qui fait trembler Wall Street”

  1. L'accros d'actualité à ecrit:

    Je penses que c’est une très bonne chose!! La base-même du capitalisme n’est-il pas la compétition?! o.O

  2. Events à ecrit:

    Fallait s’y attendre un jour ou l’autre…. Ça fait depuis le 19e siècle au moins que l’Empire britannique et occidental tente de mater l’Asie! Ça a mieux fonctionné avec l’Inde que la Chine alors…

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